Dans une étude consacrée à l'histoire du concept d'émergence (parue dans la "Philosophie des sciences" dirigée par Daniel Andler, Gallimard 2002), Anne Fagot-Largeau en attribue la paternité à George Henri Lewes (1874). Ce dernier distinguait ainsi les faits émergents des faits résultants, les premiers désignants les résultats que l'on ne peut pas prédire à partir des conditions antécédentes de l'expérience, les seconds ceux qui, au contraire, sont prédictibles.

La notion de prédictibilité renvoit ici à la déduction logique que permet le principe de causalité dans son usage classique. Les faits résultants sont des effets de causes qui se conjuguent ou s'additionnent. Les faits émergents marquent l'apparition de formes, d'organisations, de qualités, irréductibles à la somme de leur causes antérieures. La prédictivité des phénomènes émergeants n'est pas absolument impossible dans ce contexte, mais elle suppose que l'on ait empiriquement constaté qu'ils se produisent régulièrement dés que les conditions sont réunies. Elle échappe au mécanisme logique du déterminisme pur et relève de l'expérience

Anne Fagot-Largeault précise que cette distinction avait déjà été faite par John Stuart Mill (1843), sans qu'il n'utilisât le terme d'émergence. Mill distinguait la loi de la composition des causes, telle qu'on la trouve classiquement en mécanique pour rendre compte de la trajectoire d'un corps mu par la double action de la force qui le propulse et de la gravité, et dont le résultat est parfaitement prévisible par le calcul, et les cas où la conjugaison des éléments donne des unités qui manifestent des propriétés irréductibles à celles de leurs constituants. « Dans le second cas le résultat est surprenant, il ne peut être prévu qu'après qu'on a essayé, et constaté qu'il se produit régulièrement ; ainsi de certaines synthèses chimiques : les propriétés de l'eau sont différentes des propriétés additionnées de l'oxygène et de l'hydrogène ; les phénomènes vitaux (comme le fait qu'un organe sensoriel détecte un signal) sont autres que la simple somme des phénomènes physiques et chimiques qui les constituent ». C'est ce que Mill désignait comme l'effet de lois "hétérophatiques".

Dans une toute autre tradition de pensée, ce sont des processus du même ordre que Marx et Engels cherchaient à saisir sous la notion dialectique du passage de la quantité à la qualité, ou encore en reprennant le principe de l'irréductibilité de la totalité aux éléments qui la composent.

On assiste au XIXème siècle à la naissance de la physiologie, de la théorie de la reproduction, de la théorie du développement, des théories de l'évolution. C'est l'apparition de la biologie, et la question se pose de sa relation avec les sciences de la matière. En général se pose la question de la spécificité du vivant, non tellement dans ses éléments constitutifs, dans les éléments physiques dont il est fait, mais dans ses formes d'organisation. De ce point de vue, les théories de l'émergence, que le terme soit ou non utilisé, s'opposent aux conceptions réductionnistes dans la mesure ou elles constituent les différents niveaux d'organisation comme des niveaux de réalité distincts et irréductibles les uns aux autres. Comme l'écrit Anne Fagot-Largeault : « Le problème philosophique de l'émergence se pose donc en termes d'organisation du réel, de niveaux ou paliers de complexité, d'emboîtements, et d'échec (au moins apparent) du postulat classique suivant lequel il doit y avoir "au moins autant de réalité dans la cause que dans l'effet" ».

Le contexte dans lequel le concept d'émergence apparaît est alors celui du débat philosophique sur le déterminisme et ses limites. Si la science newtonnienne affirme le déterminisme radical de la nature, comment rendre compte de l'apparition de forme nouvelles et de comportements imprévisibles. D'une façon plus générale, comment rendre compte de la liberté humaine ?

Quand des philosophies comme celle de Descartes, ou, très différemment, celle de Kant, abordent la question, elle le font en séparant radicalement les deux ordres. Le dualisme cartésien, l'harmonie préétablie de Leibniz en sont des exemples. Ni dans un cas, ni dans l'autre, la question de la conciliation entre déterminisme naturel et liberté humaine n'est rêglée de façon satisfaisante, sinon par le recours à de très lourdes hypothèses métaphysiques. Encore ces théories visent-elles essentiellement à résoudre la question philosophique de la possibilité de la liberté - et la question du vivant reste une pierre d'achoppement.

C'est l'une des particularités de Kant que de s'efforcer de rendre compte, par la distinction entre jugement réfléchissant et jugement déterminant, à la fois de la liberté de la volonté dans un monde objectif entièrement déterminé, et de la spécificité du vivant et de ses formes d'organisation. Mais la solution kantienne déplace le problème sur le terrain du jugement et de son point de vue. D'une part, le phénomène n'existe que dans la mesure où il fait l'objet d'un jugement, d'autre part, il existe deux sortes de jugements, les jugements déterminants, dans lesquels la représentation est rapportée à l'objet dans son existence extérieure, et les jugements réfléchissants, dans lesquels la représentation, constituée à l'occasion de l'existence de l'objet, est rapportée au sujet et à l'exercice de sa raison. C'est du point de vue de la raison que le vivant manifeste une organisation téléologique, du point de vue du sujet, pas du point de vue de l'enchaînement objectif de la causalité naturelle, c'est à dire du point de vue de l'objet (si l'on peut dire). Ce que s'efforce de faire Kant, c'est de légitimer le jugement réfléchissant en tant que source d'une connaissance interprétative (et non explicative). Ce faisant, il peut aborder de façon extrêmement libre des questions d'organisation, de système, d'interdépendance, de rapport entre les éléments et la totalité, de finalité. C'est le cas de l'exemplaire paragraphe 65 de la deuxième partie de la Critique de la Faculté de Juger.

Dans son travail sur le concept d'émergence, Anne Fagot-Largeault consacre un premier développement à l'école française du "positivisme spiritualiste", avec Ravaisson, Lachelier, Boutroux, Renouvier, puis Bergson, ainsi qu'au mathématicien Boussinesq. Ce travail peut paraître à la limite du propos qu'elle s'était fixé, dans la mesure où ces auteurs n'utilisent pas la notion d'émergence qui apparaît parallèlement à eux chez Lewes. Mais ils occupent le terrain sur lequel se constitue le concept et, d'une certaine façon ils en éclairent les enjeux. Ce qui caractèrise le positivisme spirtualiste, dès Ravaisson, c'est le renversement qui vise à intégrer le mécanisme dans un ensemble plus large qui le contient comme une forme arrêtée, affaiblie, figée. Il ne s'agit pas de le nier, ni même d'y opposer un ordre séparé, étranger, au prix d'un clivage métaphysique entre deux dimensions de la réalité, mais de le comprendre comme un moment, de l'inclure dans un mouvement qui le dépasse, certes, mais tout en le maintenant en lui. Cette notion du mouvement est essentielle. Le mécanisme, poussé à ses conséquences dernières, est une négation du mouvement, assujetit à la répétition, au recommencement, surplombé par des lois universelles et constantes, immobiles. La liberté est une ouverture du possible, la manifestation d'une créativité, l'affirmation d'une virtualité. Mais cette liberté, ce mouvement, ne sont pas seulement des actes intellectuels, des manifestations de l'esprit, un pouvoir de la pensée. Elle n'est pas coupée de la réalité, réduite au jeu des représentations, quand le monde objectif et extérieur serait entièrement soumis à la morne effectuation de processus prédéfinis. Il y a une positivité constitutive du mouvement, qui fonde la possibilité de la liberté morale, mais qui s'affirme déjà et d'abord dans la vie elle-même, dans l'autonomie du vivant et la génération des formes organiques.

Cela suppose l'affirmation, à côté du déterminisme mécaniste, d'une part de contingence. On peut même dire que la contingence devient un préalable au déterminisme, ce dernier n'exprimant, après coup, que les modalités logiques de la réalisation d'un possible. Mais cela implique aussi l'opposition entre un pôle de passivité dans lequel le mouvement, purement matériel, n'est que l'effectuation d'un programme, la mise en 'uvre d'un automatisme, et un pôle d'activité qui renvoit à la variation des possibles et à la positivité irréductible d'un lancé de dés dans la réalité. La contingence n'est pas ici le simple vide laissé par une absence de loi, un manquement au déterminisme. Ce serait d'ailleurs donner à la contingence un statut secondaire, lui refuser une véritable existence, ne la considérer que négativement, quand il s'agit au contraire de la préssupposer. C'est en ce sens que ces philosophes sont spiritualistes - à la limite religieux : ils partent de l'idée d'une force première et irréductible au mécanisme matériel.

Tout en marquant leur lien avec la pensée de Bergson, c'est une optique philosophique différente qui anime les théoriciens, scientifiques et philosophes, qui développent, dans les années vingt du XXème siècle une réflexion autour du concept d'émergence. Il s'agit essentiellement pour eux de s'opposer au réductionnisme physicaliste et à une conception de la science dominée par le principe d'un déterminisme mécaniste strict. L'enjeu est de reprendre la distinction de Mill et de Jewes entre les faits résultants et les faits émergents et d'essayer de donner un sens opérationnel à l'idée d'émergence. C'est ainsi que Samuel Alexander, C. L. Morgan, Alfred Whitehead cherchent à rendre compte de la naissance du nouveau, de l'apparition de formes inattendues. Mais c'est encore à Bergson que renvoit Norbert Wiener, quand il propose, avec la cybernétique, un cadre théorique à un nouveau développement des théories de l'émergence.


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